Esquisse de conclusion1
Il nous est agréable, à l’issue de deux longues journées de travail, de remercier très vivement nos collègues, intervenants et modérateurs, pour leur collaboration, leur disponibilité et leur bonne volonté face à un modus operandi contraignant – textes remis longtemps à l’avance, exposés réduits à l’état de conclusions (nous n’osons pas dire de formules) – qui leur a donné beaucoup de travail en période de fin d’année universitaire puis de vacances… Notre gratitude s’adresse également à l’ensemble des partenaires institutionnels qui ont contribué à la tenue de cette rencontre : les deux organisateurs principaux, l’École nationale des chartes et l’École pratique des hautes études, ainsi que leurs laboratoires (respectivement EA 3624 « Histoire, mémoire et patrimoine », et EA 4116 Saprat) ; le laboratoire Themam UMR 7041 ArScAn ; notre hôte de la seconde journée, les Archives nationales ; last but not least, le GDR « Diplomatique » du CNRS. Nous voulons leur associer la personne de notre collègue Olivier Canteaut, dont l’aide, toujours discrète, a été décisive.
Cette organisation a permis de brasser un vaste matériau, dans l’espace et dans le temps : les diverses parties du Moyen Âge et encore, très légitimement, le xvie, exceptionnellement le xviie siècle qui aurait beaucoup à nous apprendre, pour ne rien dire des formulaires du xixe siècle. Elle a permis de parcourir, certes sans exhaustivité, un spectre étendu de recueils– où commence le formulaire et où se termine le simple aide-mémoire ? –, selon le milieu de composition (chancelleries royales et princières, pontificale et épiscopales, études notariales, loca credibilia monastiques et paroisses), mais aussi selon le champ, selon la taille, selon le public visé, selon le degré de normativité, selon les méthodes de collecte et de compilation, selon le succès, selon le degré de solennité, du modeste mais quotidien « formulaire d’étude [notariale] » au traité méthodique, relié à une norme juridique et/ou institutionnelle explicitée ou tacite. À travers et par-delà les études de cas ou les synthèses régionales, la rencontre a encore permis d’avancer la réflexion, de dégager des convergences, d’ouvrir des voies peut-être.
« Formulaire », on l’a dit : le terme est ambigu voire périlleux puisqu’il désigne aussi bien, d’un côté, le cadre rédactionnel et/ou l’ensemble des parties, surtout les plus répétitives, assemblées dans l’acte, et encore, chez les littéraires, un style dont l’efficace tient au stéréotype, que, d’autre part, le recueil de formules, plus précisément le recueil de modèles d’actes – une ambiguïté clairement levée par la langue allemande (Formular/Formelsammlung) comme Peter Herde n’a pas manqué de le rappeler. À pousser la réflexion, pourtant, l’on a vu abondamment que l’ambiguïté faisait sens, au moins méthodologiquement, puisque le va-et-vient entre formules et recueil de formules ouvrait une lucarne sur les problèmes les plus pointus de la genèse de l’acte, surtout dans les cas où, faute de formulaires-recueils conservés, l’étude du formulaire des actes permettait sinon de reconstituer la compilation perdue, du moins de postuler l’existence de recueils, nourris d’éléments effectifs, utilisés pour en rédiger d’autres. Au reste, même dans les cas où les intervenants disposaient de formulaires, c’est toujours avec bonheur et parfois avec surprise qu’ils ont confronté formulaires et actes réels, appréciant l’écart sans forcément pouvoir en rendre pleinement compte.
Le chemin est assurément sinueux entre formulaire-recueil et formulaire de l’acte, et nos compilations – même élargies ponctuellement aux cartulaires et autres registres épistolaires, qui fournissent des modèles – ne sont pas, heureusement d’ailleurs pour l’historien, le seul vecteur de la transmission des formules. La part de la mémoire individuelle ou collective dans la formulation du discours a été abondamment soulignée au cours de notre réunion, tout comme la part de stéréotypie dans les actes, les méthodes de travail en chancellerie… Si les assonances, les récurrences lexicales, les associations de mots peuvent être autant d’effets d’un travail de la mémoire, la formule ponctuellement mise de côté au sein d’un acte suggèrera l’entrée en scène d’un autre acteur de la parole écrite.
Ces deux journées se sont placées aussi dans un contexte historiographique globalement faste, qui a vu se poursuivre les éditions, se développer des analyses novatrices ; l’on pense ici, et il faudra excuser la part faite aux exemples français ou d’auteurs français, à un captivant volume collectif sur les formulaires dans les actes de l’Antiquité proche- et moyen-orientale2 ; pour le haut Moyen Âge, à l’ouvrage d’Alice Rio et à la thèse d’histoire du droit d’Alexandre Jeannin sur Marculf3 ; plus tard, au contenu et à la réception du recueil de Pierre de la Vigne magistralement étudiés par Benoît Grévin4, à diverses entreprises sur les formulaires royaux français5 ou sur l’art, englobant, du dictamen6… Dans le même temps, plus original encore, de larges allées ont commencé à être tracées dans la selve dense des formulaires curiaux7. Au fil des exposés, on a saisi aussi toute la richesse d’études et/ou d’éditions en cours en divers pays… L’apport est bien sûr considérable des recherches sur l’art médiéval de la compilation et de la « collection », sur la circulation des modèles, sur le réseau souvent inextricable des remaniements des recueils, qui ouvre une troisième dimension (la réception) à l’espace jusque-là plan du formulaire (un auteur et son projet), sans oublier les recherches sur l’épistolographie et l’ars dictaminis, comme sur l’écrit à haut risque des diplomates.
À l’unisson des plus récentes recherches, les intervenants en sont arrivés à souligner, de manière diffuse mais appuyée, que les formulaires médiévaux ne servent pas (pas seulement) à écrire des actes, et ce en relation proportionnelle avec la surface sociale, politique et culturelle de l’auteur et de son public. Selon les contextes, on peut en effet poser que le formulaire est un auxiliaire, plus ou moins suivi, de la rédaction, un vade-mecum vers lequel on se tourne pour combler un trou, enrichir un préambule, varier une formulation, ou alors pour donner un guide sûr à la mise par écrit de canevas usuellement transmis par la mémoire ou la tradition orale ; mais aussi qu’il est conçu et diffusé, selon les cas, comme un manuel d’apprentissage rédactionnel, comme l’outil d’une pédagogie administrative (d’où par exemple la présence d’actes royaux dans des formulaires non royaux) au sein même des chancelleries, comme une propédeutique au droit et au fonctionnement concret des institutions, disons même comme le miroir d’une institution dont il reflète l’activité, peut-être autant souhaitée que réelle.
Du coup, les méthodes de la compilation, le travail des sources, le lien avec des actes réels ne sont pas les seules difficultés opposées au chercheur : le but et le public visés sont à grand peine saisis et reliés à d’autres motivations. Du côté des autorités, le formulaire peut appuyer une revendication politique et/ou territoriale (revendication de la Bourgogne chez les Habsbourg, de l’ensemble du royaume chez Charles VII « roi de Bourges », d’une aura royale chez des princes), soutenir une réforme ou rendre visible un programme d’action, aider à surmonter un flottement ou entretenir le souvenir d’une ambition politique. Du côté des rédacteurs, il peut permettre d’afficher et de consolider un statut dans la société, une professionnalisation ; il peut servir de faire-valoir, de press book à des notaires en mal d’insertion ou de recrutement8.
C’est que le formulaire, même dans les chancelleries, fait moins figure, avant le xvie siècle, de recueil officiel que de compilation personnelle, au mieux tolérée, officieuse, partagée, et aussitôt réappropriée et remodelée, meuble et incessamment retouchée : chaque manuscrit est une nouvelle compilation, l’inconstance et la variété répondent à la capillarité de la diffusion et à la très tardive adoption officielle.
Les motivations du compilateur, souvent mêlées, sont délicates à reconstituer : le formulaire peut répondre à l’afflux de rédacteurs ou de besoins nouveaux, au desserrement des liens à l’intérieur de la chancellerie – accès moins aisé aux registres, effacement de la commensalité primitive… –, ou bien à l’éloquence d’un prince, à son ambition de hausser le niveau culturel de son bureau d’écriture. Éclos ou diffusé à la cour comme dans l’étude notariale, au sein d’un ordre religieux ou d’une paroisse, dans une école plus ou moins généraliste, le formulaire a beaucoup à dire sur l’encadrement de la production, sur le désir (le rêve) d’homogénéité, sur les liens entre centre et périphérie. Le formulaire dessine tout un graphe de destinataires, de correspondants, de relations hiérarchiques…
Vecteur d’une acculturation diplomatique et juridique, promu avec plus ou moins de dirigisme (des royaumes barbares au bel automne des formulaires, de la péninsule ibérique à la Russie), il ne vise souvent pas (au moins dans l’ensemble des recueils conservés, qui biaise notre appréciation) que les rédacteurs d’actes. Phénomène accru par l’impression typographique (souvent précoce), il peut beaucoup circuler dans le « public », volontairement (formulaires de suppliques) ou plus lâchement, dans d’autres cercles du pouvoir, parmi les « gestionnaires » polyvalents ou les apprentis ambitieux, dans les groupes mouvants des rédacteurs épisodiques, des destinataires potentiels d’actes…
Du paysage brossé en ces deux journées, il nous semble ressortir une large communauté de pratiques et de caractéristiques, si l’on veut bien mettre à part une nette évolution aux xiiie et plus encore xive et xve siècles dans le nombre de modèles compilés (livrés par centaines désormais), dans la promotion conséquente d’un mode de classement diplomatico-juridique de plus en plus raffiné comme dans l’emploi en rubrique d’une terminologie technique et dans la présente croissante de gloses. Trait commun aussi du plus rural (encore trop négligé) ou du plus local (ou paroissial) au plus sophistiqué : la possible présence d’autres pièces, morceaux de haut style, listes…, qui ancrent profondément le recueil dans l’Histoire et dans l’art du dictamen, dans l’économie du salut et dans l’ordre juridique, mais aussi dans… l’artisanat du « couteau-suisse », à l’égal des cartulaires.
Cette compilation aux mobiles et aux fonctions complexes9 est aussi un produit très instable. Si elle procède et participe d’une stabilisation des formes, elle juxtapose dans sa diffusion une lente décantation, un lessivage et en même temps un recyclage du passé qui se mesure en siècles, et pas seulement par l’effet des mises à jour : on le voit chez Marculf et chez Morchesne, chez Rolandino et dans les formules wisigothiques. Le formulaire en vieillissant se bonifie, « s’autorise », se « publicise ».
De ces traits, l’édition doit rendre compte et, faute de temps, nous n’avons pu introduire dans ces journées une section relative aux expériences d’édition, mais aussi de tris croisés des formules qui mobilisent l’inventivité des concepteurs de bases de données, volontiers mises en ligne : les réalisations en cours pour les grands formulaires pontificaux du xiiie siècle semblent être à la pointe de la recherche.
Alice Rio nous a dit que, pour son auteur, le formulaire avait sa part de rêve. Souhaitons qu’il la conserve aussi pour les diplomatistes et les historiens.