L’influence de la production documentaire sur les formulaires en Alamannia
Résumé
Les archives de l’abbaye de Saint-Gall conservent un nombre très élevé d’actes privés de la période carolingienne, témoins d’une production importante du viiie au début du xe siècle. Par contre, les recueils de modèles d’actes les plus anciens datent de la fin du ixe siècle, et aucun recueil de la période mérovingienne ou du début de la période carolingienne n’y a été conservé ; de leur côté, les actes eux-mêmes, pour la plupart conservés en originaux, révèlent que l’on ne suivait pas de modèles rédactionnels. Les plus anciens recueils sont trois petites collections, riches de cinq à huit actes, composées à l’aide de documents conservés dans les archives et dont chacune contient tous les types d’actes en usage dans cette période : précaire, prestaria, échange et conventio/pactus. La date de compilation de ces recueils s’explique par la pratique documentaire. À Saint-Gall, depuis 815, la plupart des actes étaient écrits par un nombre de scribes assez réduit, et ceux-ci avaient assez d’expérience pour ne pas recourir à des modèles. À partir des années 870, par contre, le nombre des scribes qualifiés baisse – ils obtenaient souvent des postes importants dans la gestion de l’abbaye – et le nombre des scribes moins qualifiés augmente. C’est après ce moment qu’apparaissent les premiers petits recueils de modèles d’actes.
Introduction
Comment les scribes composaient-ils les textes de leurs actes1 ? Consultaient-ils un formulaire ? Le cas échéant, comment avaient-ils acquis un manuscrit comprenant un formulaire, ou eux-mêmes composé un recueil de formules ? On posera ces questions à un ensemble documentaire très spécifique : le grand fonds d’actes privés de l’époque carolingienne conservé dans les archives de l’abbaye de Saint-Gall, et dont la plupart des pièces nous ont été transmises en originaux.
La présentation qui suit reprend le résultat de recherches menées en commun par Peter Erhart, Bernhard Zeller et moi-même dans le cadre de la nouvelle édition des actes de Saint-Gall pour les Chartae latinae antiquiores2. Aujourd’hui, seuls seront retenus les actes privés portant sur des transactions dans lesquelles l’abbaye de Saint-Gall était impliquée, ce qui veut dire que ces actes sont presque tous originaires d’Alémanie.
I. Profils et pratiques des rédacteurs d’actes
Si l’on prend les scribes comme point de départ, on peut répartir ce groupe d’actes en deux catégories tranchées : les actes écrits par des moines de Saint-Gall et les actes écrits par d’autres scribes, pour la plupart des clercs de la région, avec souvent une implantation locale ou micro-régionale3. Parmi ces derniers on retrouve des traces de l’emploi d’un formulaire, soit en direct, soit par emprunt, comme en témoigne le texte d’un acte de l’année 814, dû au scribe Rihardus, à Birndorf dans l’Alpgau, « In Dei nomine. Ego ille Nidhart… »4. Je dois avouer que c’est le seul cas que nous ayons trouvé, et que l’on ne peut pas en tirer de conclusions générales, sauf à imaginer l’utilité d’un formulaire pour un scribe qui écrivait des actes peu fréquemment, comme un scribe local. Pour une région voisine, les vallées de la Rhétie, Peter Erhart a pu préciser, dans un cas, cette fréquence : le scribe avait écrit trois actes en six mois, sur une même pièce de parchemin5.
La bibliothèque de l’abbaye de Saint-Gall, par contre, ne possédait – pour autant que nous puissions le savoir – aucun manuscrit contenant un formulaire d’actes avant la fin du ixe siècle6. Aucun des recueils connus de la période mérovingienne et du début de la période carolingienne n’a non plus été conservé à l’abbaye, même pas dans des copies postérieures. L’on ne peut davantage trouver trace de l’emploi d’un formulaire avant la fin du ixe siècle. Tout, en bref, donne à penser que l’on ne se servait pas de formulaires.
Avant l’année 771, il n’existait aucune régularité remarquable dans les formules employées à l’abbaye. Les moines suivaient les pratiques de leurs collègues scribes de la région, dont beaucoup avaient probablement une expérience plus grande de l’écrit documentaire. Parmi ces scribes de la région, on trouve de grandes variations dans la qualité de l’écriture et dans celle du texte. Les formules employées montrent en général des emprunts fréquents aux formules usuelles franques, sans que l’on puisse discerner l’influence précise d’un formulaire donné7. Avec l’arrivée du moine réformateur carolingien Waldo, en 771, tout changea. Jusqu’à son départ en 782, il écrivit lui-même la plupart des actes de Saint-Gall et il y mit beaucoup de régularité, tant dans le texte que dans l’écriture. Après son départ, le nombre d’actes écrits par les moines chuta, quand bien même la qualité demeurait plus homogène8. Il est important ici de noter que, toutefois, depuis 771 déjà, mais encore plus nettement à compter de 815, il existait à Saint-Gall une forte continuité dans les activités des scribes, ce qui veut dire qu’il y avait toujours un ancien scribe actif, quand son futur successeur faisait sa première apparition : de la sorte, il était toujours possible d’apprendre le métier aux nouveaux scribes. Cette situation se prolongea jusqu’en 921.
Un grand moment de réforme de l’abbaye se fit jour en 815, avec le nouvel abbé Gozbert, ce qui eut comme conséquence, entre autres, une nouvelle organisation du scriptorium, actes inclus, et des archives9. Dans les années qui suivirent, un nouveau groupe de scribes apparut au monastère, formé de spécialistes de l’écriture des manuscrits, mais aussi des actes10. Ce groupe était encore relativement modeste (quatre personnes au début, plus tard de six à huit scribes actifs au même temps), mais produisait un nombre croissant d’actes, avec des moyennes de 5 à 7 actes conservés par année, nonobstant une baisse forte, mais brève, durant les bouleversements politiques des années 833-837. En 837, la production reprenait son niveau antérieur, et largement entre les mains des mêmes scribes11.
Quelques-uns de ces scribes des années 815-830 n’avaient pas reçu leur éducation à Saint-Gall, au vu du niveau de leurs écrits quand ils entraient dans l’abbaye (tel le célèbre rédacteur Wolfcoz12), ou au vu de l’emploi de formules particulières à l’un d’entre eux (le moine Watto13). Leur style montre des similitudes, par exemple l’ordre fixe des éléments du texte, mais chaque scribe use encore d’expressions propres à lui seul14. Des différences avec la plupart des scribes régionaux et locaux deviennent apparentes. Ceux-ci se servent souvent d’autres formules, avec une préférence pour des préambules longs, des citations bibliques, et des expressions particulières que nous lisons d’ailleurs dans des formules franques15. Le style des scribes de Saint-Gall, exception faite de Watto, est en général assez synthétique, bref, évite des longs excursus. Il est – si l’on me permet l’anachronisme – business-like. Les types de transactions exprimés dans les actes sont très peu nombreux. En principe, on connaît une formule pour une donation, très souvent à condition que le bien donné retourne au donateur, qui en garde la jouissance contre un cens (ce que l’on appelle souvent dans les ouvrages historiques un acte de précaire)16, un acte abbatial qui retourne cette même tradition (alors dit acte de prestaire), et à partir de la fin des années 830 un acte d’échange en double exemplaire, où la différence principale entre les deux spécimens est le nom de l’auteur au début de l’acte et dans la corroboration17. Les formules propres à d’autres transactions disparaissent et sont remplacées par celles des précaires/prestaires ou des échanges.
Les scribes n’écrivaient pas en copiant un formulaire écrit, mais assemblaient des formules connues par cœur, dans un ordre établi, avec de petites variations dans les phrases18. Les actes de quelques scribes semblent parfois être écrits sans trop y réfléchir et en hâte, avec des petites erreurs, souvent corrigées pendant le procès de mise par écrit19. Il est aussi très important de remarquer que quelques-uns de ces scribes savaient écrire en plusieurs styles. Si par exemple une grande donation d’un personnage important le demandait, ils écrivaient des actes « de luxe », avec des formules beaucoup plus élaborées, avec des écritures et des signes plus ornés20. Ils avaient apparemment accès à une culture élaborée de l’écrit diplomatique, qui leur permettait d’écrire de tels actes. Il faut alors qu’ils aient vu des exemplaires de cette sorte de documents, comme un formulaire seul ne suffit pas pour connaître les écritures et les caractères externes. Dans ce domaine, il est à remarquer que l’on écrivait à Saint-Gall des copies figurées de diplômes royaux21.
Après une récession forte dans les nombres d’actes écrits par les moines de Saint-Gall, après la crise politique des années 840 (des moyennes d’environ deux actes conservés par année, et composés par le même nombre de scribes qu’auparavant)22, la production des actes commençait à augmenter de nouveau à partir des années 850, avec des moyennes de 5-7 actes conservés par année. Mais cette fois le nombre de scribes augmentait de façon disproportionnée par rapport à la croissance du nombre des actes : de onze à dix-sept scribes actifs en même temps23. Il y avait encore des scribes qui écrivaient, dans la façon de leurs prédécesseurs, de nombreux actes de bonne qualité24, mais aussi plusieurs qui étaient moins compétents et qui n’écrivaient que peu d’actes25. Une évolution se dessina : quelques-uns des scribes les plus prolifiques et les plus compétents furent appelés à faire une carrière dans l’administration de l’abbaye, en particulier en qualité de prévôts responsables de la gestion des propriétés de l’abbaye dans des régions lointaines, pratique qui écartait ces scribes importants du scriptorium central26.
Chez les scribes les moins experts, les formules se réduisaient encore plus, omettant des passages, ce qui parfois rend le texte incompréhensible, s’il est lu verbatim27. Il se produit déjà une baisse légère dans les nombres d’actes conservés (moyennes de 4-5 par année) après l’année 870, alors que le nombre de scribes restait stable (environ dix à onze scribes actifs au même temps)28 ; mais aux années 880 la production d’actes stagnait et aux années 890 elle baissait (moyennes de 2-3 actes conservés par année), tandis que le nombre des scribes restait relativement haut avec huit à neuf scribes actifs en même temps29.
II. Des compilations typées
C’est exactement à ce moment que des formulaires furent composés à Saint-Gall. Pour fabriquer ces recueils, on utilisait, entre autres, des actes pris aux archives de Saint-Gall en les copiant, souvent en caviardant les noms propres, mais parfois en gardant les dates. La plupart des actes de ces collections remontent aux années 870 et 880, et reflètent ainsi la pratique documentaire de cette période30.
Dans nombre de recueils de modèles d’actes de cette époque on trouve aussi des modèles de lettres. C’est le cas à l’abbaye de Saint-Gall, où ils portent souvent le titre d’epistola formata. Il est intéressant de remarquer que, si le premier recueil de modèles d’actes date de la fin du ixe siècle, les premiers modèles de lettres conservés dans un manuscrit à Saint-Gall remontent, eux, à la fin du viiie siècle31. Apparemment, on éprouva le besoin de disposer de modèles de lettres beaucoup plus tôt que de modèles d’actes. L’éditeur des Formulae, Karl Zeumer, avait reparti les modèles d’actes et de lettres rassemblés par lui en deux ensembles, avec un petit annexe : la grande Collectio Sangallensis compilée au temps de Salomon, évêque de Constance et abbé de Saint-Gall (890-920), et vingt-trois modèles d’actes et lettres qu’il nommait mélangés, suivis par cinq autres modèles, qu’il appelait adjoints32. Néanmoins, si on regarde le contenu des modèles et la répartition des modèles dans les manuscrits, on peut nettement distinguer trois petits recueils parmi ces formules mélangées33.
Le premier recueil se trouve dans un manuscrit aujourd’hui conservé à Rome, mais autrefois à Saint-Gall, qui contient des travaux de Walahfrid Strabo, dans une écriture habituelle à l’abbaye de Saint-Gall aux années 860-88034. Le formulaire qui nous intéresse y est rajouté et se trouve dans la marge en bas du fol. 1, au verso du fol. 1, et dans les marges droites des fol. 19-20v35, dans une main de la fin du ixe-début du xe siècle. Les actes ne sont pas datés de façon précise, mais les années sont impériales, ce qui renvoie soit à Charles le Gros (881-887), soit à Arnoul (896-899). Les titres des actes sont transcrits dans une écriture capitale qui ressemble fort à celle des notes dorsales apposées aux documents des archives de l’abbaye dans la même période. Pour finir, les modèles ne contiennent pas seulement des textes, mais aussi trois signes de souscription habituels à Saint-Gall dans cette période : le rectangle orné, la grille ornée, et la ruche simplifiée36. Le recueil livre les modèles de cinq actes, intitulés carta dotis, carta concambii, carta pactionis, carta traditionis et precaria, dont les deux derniers sont des actes complémentaires (nommés traditio et precaria à Saint-Gall), que les savants appellent usuellement acte de précaire et de prestaire37.
Le deuxième et le troisième recueils se trouvent tous deux dans un manuscrit du xe siècle, autrefois au monastère de Rheinau et aujourd’hui à Zurich, qui contient dans diverses parties du manuscrit un grand nombre de modèles de la Collectio Sangallensis (surtout les diplômes royaux et les lettres), ce qui donne à penser que ce manuscrit lui est postérieur38. La composition du deuxième recueil ressemble fort à celle du premier, si on compare les types d’actes : carta traditionis (précaire), carta precaria (prestaire), carta concambii, carta reconciliationis, carta ingenuitatis, suivis de deux epistolae formatae39. Le premier acte est daté de l’année 883, ce qui pose le terminus post quem. Le troisième recueil contient une noticia, qui est désignée dans le texte comme une divisio et iuramentum, après un litige, à comparer avec la pactio et la reconciliatio des deux autres recueils ; puis une autre noticia (une notice de plaid), une carta concampii (sic), deux cartae dotis, un acte sans titre qui est une carta traditionis (dans le sens de précaire), une carta precaria (dans le sens de prestaire), une nouvelle carta dotis et une formata epistola40. Quatre de ces actes sont datés entre 885 et 888.
Ces trois recueils donnent chacun un exemple des trois types d’acte prépondérants à l’abbaye de Saint-Gall dans cette période : l’acte de précaire, l’acte de prestaire et l’acte d’échange, du moins si l’on prend comme référence les actes qui ont été conservés dans les archives. Les titres reportés au dos des actes privés des archives de Saint-Gall sont révélateurs aussi41. Neuf sur dix sont désignés comme carta traditionis (ou traditio), precaria et carta concambii (concambium) ; quelques rares autres, comme notitia, carta reconciliationis/ pacationis ou conventio. Par contre, deux autres types d’actes illustrés par les formulaires ne figurent pas (carta dotalis) ou très rarement (carta ingenuitatis) dans les archives de Saint-Gall, peut-être parce que jugés de trop peu d’intérêt pour figurer dans un fonds qui servait surtout à conserver des traditions foncières. Ces trois formulaires sont ainsi de petits recueils, de cinq à huit modèles, d’actes fréquents et relativement simples, autrement dit des actes essentiels pour les scribes débutants. Dans les recueils, les modèles font souvent des références à un autre acte, ainsi pour le couple traditio-precaria ou pour les deux versions de l’acte d’échange, offrant alors des instructions précises42. On pourrait dire que c’étaient des recueils de nature pratique. Pour les actes plus complexes que l’on continuait à écrire à Saint-Gall, on peut supposer que l’on se retournait vers un scribe plus expérimenté.
Le quatrième recueil, la collection de modèles d’actes et de lettres compilée au temps de Salomon évêque de Constance (890-920), est plus long et plus élaboré, et certainement destiné à un rédacteur de haut vol. Il contient cinquante modèles, dont cinq diplômes royaux portant les noms des rois Louis (le Germanique) et Charles (le Gros), seize actes privés dont trois datés entre 871 et 879, vingt-quatre modèles de lettres et trois poèmes43. Deux de ces actes privés se trouvent aussi dans le premier recueil d’actes, et les deux premières epistolae formatae sont identiques avec les modèles du deuxième recueil44. La collection contient d’abord trois fois le couple carta (traditionis)- precaria, mais cette fois pour des cas plus compliqués : l’entrée en religion du donateur ou de son enfant, le départ en guerre qui nécessitait une assurance par l’abbaye pour la famille qui restait au pays, et une donation d’assurance au fils cadet issu d’un deuxième mariage45. Viennent ensuite deux donations avec une référence simple au contre-acte (precaria), une donation pour obtenir une assurance du vieil âge (par exemple par un monastère) et une donation simple, qui mélange d’ailleurs les formules usuelles de la traditio et de la precaria46. Cela à part, la collection contient un autre acte d’échange, deux cartae dot(al)is, une notitia divisionis et deux cartae libertatis47. Le spectre des genres d’actes de cette partie de la collection montre alors des similitudes avec le contenu des trois autres recueils, quand bien même les formules peuvent être plus élaborées.
Conclusion
En conclusion, on peut dire que, jusqu’au dernier quart du ixe siècle, à l’abbaye de Saint-Gall, un formulaire pour les actes privés n’avait pas été nécessaire, car l’organisation interne de la gestion de l’écriture des actes suffisait. Avant la composition de formulaires, les titres portés au dos des actes conservés aux archives avaient peut-être aidé à trouver des modèles pour quelques scribes débutants. Dans le dernier quart du ixe siècle, l’indisponibilité de plusieurs scribes versés dans l’écriture des actes, accaparés par d’autres tâches de gestion, et le recours à un plus grand nombre de scribes, qui écrivaient peu, rendirent nécessaire la compilation de petits recueils avec des modèles d’actes habituels. Enfin, sous l’abbatiat de Salomon on se dotait aussi d’une grande collection de formules de plusieurs genres : diplômes royaux, actes privés, lettres et poèmes. Malheureusement l’effort fait pour faciliter l’écriture des actes par le recours à des formulaires venait trop tard pour Saint-Gall, dans la mesure où, après 890, la production des actes baissait fortement, pour atteindre des effectifs négligeables deux décennies plus tard48.