Formulaires du haut Moyen Âge
Éléments d’un bilan
Les contributions qui précèdent traitent de formulaires et de collections de formules composés en Europe occidentale continentale (Italie exclue) entre le vie et le ixe siècle. Alice Rio1complète la réflexion d’ensemble sur les formules franques qu’elle a menée dans sa thèse2. SarahPatt3 étudie les formules impériales du temps de Louis le Pieux, Karl Heidecker4, les formules de Saint-Gall de la fin du ixe siècle. Miguel Calleja Puerta5examine le cas ibérique des formules wisigothiques.
Ces quatre articles embrassent une chronologie et une géographie larges. Tout en abordant les formulaires/les collections de formules6haut-médiévaux avec des grilles de lecture différentes, ils se rencontrent sur trois points : les relations entre formules et actes, la naissance d’un formulaire, la vie et la mort d’un formulaire.
I. Formules et actes
Toutes les contributions évoquent naturellement le rôle, reconnu de longue date7, que formules et actes jouent réciproquement. Le regard porté de nos jours sur ce lien fondamental s’appuie sur une expertise de la documentation renouvelée au cours des dernières décennies8 ; il restitue toute sa complexité à cette relation.
Par précaution de méthode, Alice Rio souligne que les recueils de formules ne sont pas des ensembles d’actes, que les formules ne sont ni des ersatz d’actes, ni des fantômes d’actes. Elle appelle à considérer les formulaires et les formules comme des textes toujours susceptibles d’être modifiés ou transformés, aussi longtemps que l’ensemble ou ses composantes circulai(en)t ou étai(en)t copié(es).
Sarah Patt et Miguel Calleja Puerta montrent pour leur part, en se fondant sur des masses documentaires importantes (plus de 400 actes impériaux carolingiens, plus d’un millier d’actes espagnols), la distance qui pouvait exister entre formules et actes. En effet, les points de contact entre les formules impériales et les actes impériaux d’une part, les formules wisigothiques et les actes de la pratique d’autre part, ne sont pas de serviles démarquages : les formules impériales et les formules wisigothiques jouèrent le rôle de répertoires de clauses, dans lesquelles les utilisateurs puisèrent à leur gré et dont ils agencèrent à leur convenance les éléments qu’ils avaient sélectionnés.
Quant à Karl Heidecker, il met en évidence que le lien entre formules et actes put être limité et à sens unique : les formules de Saint-Gall, rédigées dans les années 880/890 à partir des actes engrangés dans les archives du monastère une dizaine d’années plus tôt, n’eurent pas ou peu d’emploi diplomatique, faute d’actes à instrumenter.
II. Naissance d’un formulaire
Le cas de Saint-Gall conduit à une autre question abordée par nos collègues, la naissance d’un formulaire. Nous avons tous présent à l’esprit le préambule du formulaire de Marculf, sans doute rédigé au tournant des viie et viiie siècles9. Le savant moine laisse entendre que son travail avait été composé, sur iussio de l’évêque dédicataire, ad exercenda initia puerorum [ad dictandum] et à l’usage des notaires10. D’après l’introduction de sa capitulatio, il avait rassemblé exemplaria de diversis condiccionibus, qualiter regales vel cartas paginsis… scribantur11 et amassé quod apud maiores meos iuxta consuetudinem loci quo degimus didici, vel ex sensu proprio cogitavi, ut potui12. Raisons – conserver et transmettre un savoir juridique et rédactionnel à un public de notaires et d’apprentis – et méthode – mise à profit des ressources locales, réflexion et inventivité du rédacteur –, tout semble dit sur la naissance d’un formulaire.
Quelles que soient les distances que l’on doive prendre avec ce préambule13, il en ressort un point, développé par Alice Rio : les formulaires francs connus furent le résultat d’initiatives privées et furent pour l’essentiel destinés à une communauté donnée, ecclésiastique ou monastique. Sarah Patt confirme cette approche pour les formules impériales : elles seraient dues à un moine de Saint-Martin de Tours, recognoscens à la chancellerie impériale pendant plus de vingt ans. Quant à Karl Heidecker, il éclaire les raisons de la production des formules de Saint-Gall et la manière dont elles furent composées par les scribes du grand monastère alémanique.
La rédaction d’un formulaire ou d’une collection de formules était une lourde tâche, notamment quand ces recueils prenaient la forme d’un livre pourvu d’une capitulation. Pour Alice Rio, le saut quantitatif qu’elle observe à l’époque carolingienne (multiplication des formulaires et des copies de formulaires), nonobstant la lourdeur de l’entreprise, aurait répondu à la nécessité de former un grand nombre de scribes à une cadence assez rapide pour répondre aux besoins d’une instrumentation croissante. Karl Heidecker montre toutefois que, à Saint-Gall, ce n’est pas tant la croissance du nombre d’actes à instrumenter que la diminution du nombre de scribes expérimentés, qui rendit nécessaire la rédaction de petits recueils de formules à l’usage des rédacteurs peu experts et moins sollicités qui prirent le relais. Quoi qu’il en soit, les cas de Saint-Gall au ixe siècle et d’Oviedo au xe siècle donnent à voir comment l’émergence ou la résurgence d’un/de formulaire(s) put accompagner la naissance ou le développement d’un centre d’écriture documentaire.
III. Vie et mort d’un formulaire
Un autre point considéré par nos collègues est celui de la vie d’un formulaire, entre composition, copies, utilisation et désaffection. Alice Rio insiste sur le fait que les formulaires du haut Moyen Âge purent être employés pendant un long moment, avec une large diffusion géographique et dans un processus continu de sélection et d’accrétion : tant qu’il circulait et tant qu’il était copié, un formulaire était un chantier permanent. C’est le cas non seulement des formulaires francs qu’elle a étudiés, mais des formules wisigothiques présentées par Miguel Calleja Puerta, qui seraient le produit de plusieurs étapes de rédaction menées au cours des vie et viie siècles – ce ne serait donc pas un formulaire élaboré à Cordoue dans la deuxième décennie du viie siècle, comme on l’a longtemps cru.
La production et la copie de formulaires avaient – nos collègues l’ont à nouveau mis en valeur – des raisons pratiques et didactiques (conserver et transmettre un savoir-faire et un répertoire techniques, connaître et faire connaître ce qui existait ou avait existé en matière d’écrit documentaire), mais leur usage à court, moyen ou long terme put résulter de raisons plus politiques. On sait ainsi que les formules de Tours auraient été diffusées dans l’empire carolingien pendant l’archicancellariat de Fridugise (819-832), à partir d’un atelier d’écriture sis dans son abbaye Saint-Martin et à l’instigation d’un pouvoir impérial « soucieux de fournir à ses agents des compilations réunissant de manière homogène sources du droit et modèles d’actes écrits »14. Mais ces raisons purent être plus idéelles : Miguel Calleja Puerta montre un remploi discret et inventif, aux xe et xie siècles, de clauses empruntées aux actes/aux formules wisigothiques dans les scriptoria monastiques des Asturies et du Léon, dans un contexte idéologique de retour au passé goth ; Alice Rio suggère que la copie de formules ou de formulaires sans intérêt pratique pour l’établissement copiste (ainsi des formules d’actes royaux) révèlerait le développement espéré de l’établissement copiste, ou exprimerait le rêve d’un lien privilégié de ce dernier avec le pouvoir central carolingien.
Formulaires et collections de formules meurent quand ils ne sont plus utilisés, quand l’écriture des actes de la pratique se transforme pour prendre en compte les changements intervenus dans la société : cela est particulièrement net avec l’oubli des formules wisigothiques dans les Asturies et le Léon du xiie siècle, quand la réforme de l’Église initiée à la fin du xie siècle conduisit à une modification profonde des normes et des habitudes rédactionnelles des communautés réformées.
Conclusion
Ces brefs commentaires ne sauraient rendre compte de la richesse et de la variété des contributions de nos collègues. Les renouvellements qu’elles apportentsur les formulaires francs et hispaniques du haut Moyen Âge – sans doute des épaves dérisoires au regard de ce qui a dû exister – n’épuisent en rien la gamme des questions qu’ils suscitent. Elles ouvrent des fenêtres sur les ateliers à conduire (comme la révision de l’édition procurée par Karl Zeumer, dont l’intérêt ressort des travaux d’Alice Rio, ou l’approfondissement de la réflexion sur chaque collection de formules, à la manière de Sarah Patt, de Karl Heidecker et de Miguel Calleja Puerta), plutôt qu’elles ne concluent une expertise achevée.